
La science est-elle d’émanation européenne ?
C’est ce que tout le monde a appris et, désormais, personne n’ignore plus que l’Europe est le berceau de la civilisation, de la philosophie, des sciences…
« Vers les années 1820, à la veille de la naissance de l’égyptologie, le savant français Volney, esprit universel et objectif, s’il en fut, tenta de rafraîchir la mémoire de l’humanité que l’esclavage récent du nègre avait rendue amnésique à l’égard du passé de ce peuple. Depuis, la lignée des égyptologues de mauvaise foi, armée d’une érudition féroce, a accompli le crime que l’on sait, en se rendant coupable d’une falsification consciente de l’histoire de l’humanité » (Anta Diop Cheikh, Civilisation ou barbarie, Paris, 1981, page 9) .
Notre projection se pose en s’opposant à cette imposture savante, plusieurs fois millénaire, qui vante un eurocentrisme dont les envolées claironnent, à hue et à dia, la paternité de cette partie du monde, dès que l’on parle de mathématique, de philosophie…
« Pour Hegel par exemple, la marche de l’histoire n’intègre pas l’Afrique dans son processus. Que ce soit Hegel ou Kant, sachons que l’érudition dont ils font preuve, l’un et l’autre, ne me permet pas d’imaginer qu’ils n’ont pas lu Porphyre, ce fils spirituel d’un Africain : on ne va pas me dire que c’est pour faire plaisir à un maître qu’il vénère plus que tous les autres que Porphyre dit du bien des gens de même origine que Plotin et nous en apprend sur les prêtres noirs d’Égypte qui transmirent tant de choses à Pythagore ; mais Porphyre n’est pas le seul : Jamblique, lui aussi biographe de Pythagore, rédigea sa biographie, et l’on peut imaginer qu’il ne passa pas sous silence son séjour initiatique en Egypte.
Ces témoignages foisonnent et confirment que Thalès et Pythagore, les pères de la science et de la philosophie occidentales, auxquels il faut ajouter bien d’autres, reçurent leur instruction en Afrique par des Africains noirs. Ils n’ont pas seulement étudié chez les Noirs, ils ont rapporté chez eux, en Grèce, leur savoir, et Isocrate affirme que c’est Pythagore qui ramena en Grèce, dans ses bagages, la philosophie. Certains, comme Hérodote ou Jamblique, prétendent que Pythagore ne fit que copier, nous dirions aujourd’hui plagier, les Egyptiens.
Pour Diodore, il apprit des Africains sa géométrie dans laquelle il excella par la suite. Il n’est pas besoin de citer la longue liste des Anciens pour étayer l’idée de l’origine africaine de la science occidentale : Pythagore est tout simplement une hellénisation du nom que Mnémarchos reçut lors de son séjour égyptien ; Pythagore, ce patronyme célèbre, universellement connu, est plutôt d’origine africaine, tout comme l’est l’étymologie, que l’on retrouve aujourd’hui dans un idiome parlé par une peuplade du Mali, du terme sophia qui compose le mot philosophie » ( Mougnol Simon 2007, Pour sauver l’Occident, Paris, 2007, page 202).
Pour mener cette réflexion, je vais parler uniquement des mathématiques. J’aborderai d’autres secteurs à d’autres occasions.
Revisitons l’histoire
Le Japonais Yabuuti Kiyosi, auteur d’une Histoire des mathématiques chinoises, chez Belin dans la collection ‘pour la science’, écrit que les Européens ont toujours publié des ouvrages où ils se contentent de voir dans la science et les mathématiques une production à mettre à l’actif de la seule civilisation européenne. Pourtant, la réalité est toute autre :
« Selon Blum W. dans son Mathematik, Cologne 2007 p. 10-12, les documents archéologiques qui montrent l’implication de l’homme dans la mathématique se trouvent en Afrique. Deux d’entre eux sont bien éloignés l’un de l’autre dans le temps et l’espace : nous faisons allusion ici aux ‘os de Lebombo et de Ishango’. Le premier est plus ancien, découvert dans les années 70, sur les hauteurs entre l’Afrique du Sud et le Swaziland ; il est daté de 37000 ans avant Jésus-Christ. À ce jour, aucune autre découverte attestant le recours à la mathématique ne propose de documents plus anciens. C’est un péroné de singe qui reproduit des traits semblables aux bâtonnets dont se servent encore les Bushmen de Namibie pour compter les jours, les phases lunaires. Cet os n’est pas qu’une représentation figurative de bâtonnets, il est surtout un mode complexe de calcul dont se servait l’humain.
Quant à l’os d’Ishango, il est découvert dans les années 50 par un Belge aux abords du Lac Edward, près de l’équateur. Il date de 25000 ans avant J-C. Parce qu’il est plus jeune, il rend compte d’avancées plus significatives. À l’observation, on décèle comme des suites arithmétiques, et certains avancent même qu’il s’agit, entre autres, d’un problème de conversion des bases 10 et 12 ; il est surtout un document qui explique que ces Nègres réfléchissaient déjà avant le prêtre sur les nombres premiers » ( Mougnol 2007: 211).

On a aussi les renseignements contenus dans des papyrus, tels celui de Rhind, trouvé à Thèbes, acheté en 1858 par Alexander Henry Rhind et conservé au British Museum à Londres. Voici comment le scribe présente le texte dont il est le copiste :
« Règles pour scruter la nature et connaître tout ce qui existe, tout mystère, tout secret. Considère que ce rouleau fut écrit l’année 33, quatrième mois des inondations du Nil, sous le règne de Sa Majesté Ausserre, roi de la Haute et de la Basse Égypte. Le scribe Amose a écrit cette copie » (Cité par Pierre Rousseau, Histoire de la science, 41ème éd., Paris, 1945, page 17).
Ce papyrus est une copie qui a été effectuée en 1650 avant Jésus-Christ, si l’on rapproche de notre calendrier la date égyptienne mentionnée dans le document. Ceci signifie que les informations qu’il contient doivent être plus vieilles que cette date à laquelle la copie a été réalisée : on pourrait même imaginer que le texte remis en forme est lui-même une copie, ce qui pourrait renvoyer sa première édition des milliers d’années en arrière.
Il est en fait un condensé de ce que les Égyptiens savaient faire en arithmétique, en géométrie… avec tous les procédés de calcul des plus savants utilisés à l’époque ; il aligne les concepts et leurs développements, ainsi que des problèmes augmentés de leurs solutions…
« Les problèmes sont en général posés de manière très concrète. Ils sont regroupés par thèmes, et classés du plus simple au plus compliqué. Leur solution n’est pas toujours donnée dans tous les détails, le résultat est parfois simplement indiqué. Une ‘preuve’ est souvent apportée en montrant que les résultats correspondent bien aux données de départ » ( Pichot, La naissance de la science I, Paris, 1991,page 229).
En quelles années parle-t-on de Thalès, de Pythagore, les pères de la science grecque ? Réponse : autour des années 600 avant Jésus-Christ. Lisons cette affirmation de Blum :
« L’histoire des mathématiques ne commence pas qu’avec les anciens Grecs, mais plusieurs millénaires plus tôt/Die Geschichte der Mathematik beginnt nicht erst mit den alten Griechen, sondern bereits mehrere Jahrtausende zuvor » (Blum Wolfgang, Mathematik, Cologne, 2007, page 10).
Mais, comme en Europe on est habitué à décerner à des imposteurs les découvertes qui ne sont pas les leurs, on a fait admettre au monde entier que le continent champion de l’accaparement et de l’usurpation est le berceau de la civilisation universelle ! Je schématise ce point avec deux exemples. Lorsque, par exemple, l’on traite des nombres de Mersenne, chacun pourrait croire que Mersenne, ce moine ami de Descartes et de Fermat, avait été le premier à produire un travail de grande qualité sur ces nombres. Que nenni ! En lisant son Cogitata physica-mathematica (1644), on constate que sa conjecture est à peine au niveau de celle de Regius, développée une quinzaine d’années plus tôt. C’est pourtant le nom du curé que l’histoire a retenu. On lui attribue cette découverte bien à tort, car l’Antiquité avait travaillé sur ces nombres : les 4 premiers étaient même connus des mathématiciens grecs ; avant la naissance de Mersenne, le cinquième, soit 213 – 1 = 8191, fut trouvé par un inconnu en 1561.
« La formalisation de cette notion des nombres premiers est apparue sous une forme moderne dans le fameux traité d’Euclide (330-275 av. J-C), mais il semble qu’elle ait déjà été présente dans les travaux de l’école de Pythagore et, plus tard, dans ceux des écoles athéniennes, de Platon et d’Aristote. Depuis lors, à partir du Moyen-Âge, les plus grands mathématiciens s’y sont frottés. J’ai même l’impression qu’aucun objet mathématique n’a exercé une telle fascination sur les mathématiciens » (Allègre Claude, Toujours plus de science pour tout le monde, Paris, 2014, page 310).
J’ajoute que Mersenne commit de grosses bourdes dans sa liste de ces nombres : fausse, elle comportait les exposants 67 et 257 qui n’y ont pas leur place, mais avait omis de mentionner les exposants 61, 89 et 107, qui doivent y figurer. Je rappelle que les nombres premiers de Mersenne sont de la forme 2p – 1, où p est lui-même premier ; ils sont encore, à l’heure actuelle, l’objet d’une recherche active.
Le deuxième exemple renvoie à Pythagore : quand on dit théorème de Pythagore, c’est un abus de langage ! Selon M. Willers, dans son Petit précis d’algèbre à déguster, Paris, page 74, le théorème de Pythagore existait déjà dans le Sulbasutra de Baudhayana 800 ans avant J-C. On pourrait aller encore plus loin dans le temps et rappeler qu’au moment où Pythagore, ce personnage illustre, énonce ce qu’on a appelé son théorème, les pyramides ont déjà été construites. Il suffit par ailleurs, pour se convaincre que ce théorème était connu, de lire un problème et son commentaire proposés par André Pichot ( Pichot 1991: 260). Ce problème est extrait du papyrus du Caire (J.E. 89127-30, 89127-43) et voici le commentaire d’André Pichot :
« On voit que le scribe a alors des connaissances mathématiques qui dépassent le théorème de Pythagore, puisqu’il sait que
(x + y)² = x² + y² + 2xy et que (x – y)² = x² + y² – 2xy ;
ce qui n’est pas étonnant vu l’époque où il vit. Il faut cependant rappeler que ces connaissances, d’où qu’elles viennent – importées ou autochtones – sont bien assimilées ou exprimées en langue et écriture égyptiennes » (Pichot 1991: 261).
Il faut donc dire que ceux qui donnent foi à l’idée de l’Europe, berceau de la civilisation, grossière tromperie s’il en est ! perdent de vue que, des millénaires plus tôt, les pyramides furent bâties avec les concepts exploités dans ce théorème : non seulement il était connu, mais encore on s’en était servi pour résoudre des problèmes en architecture.
L’Occident n’a pas les épaules larges pour jouer ce rôle éminent
Ce qu’il convient de rappeler avec force, c’est que l’Occident n’a pas d’épaules suffisamment larges pour porter décemment un tel manteau. Même la numération utilisée aujourd’hui ne vient point des Occidentaux ! Elle est arabe : la numération qu’a léguée la Rome antique à l’Occident affiche, avant toute chose, son austère complexité qui continue à soutenir la fausse rumeur de l’impénétrabilité des mathématiques.

« Dans l’histoire, seules quatre civilisations ont inventé indépendamment la numération de position : Babylone dans l’Antiquité, la Chine au 2ème siècle de notre ère, les Mayas mexicains à la fin du premier millénaire, et surtout les Indiens d’Inde à qui nous devons tout, et dont le système a été transféré en Occident par les Arabes. Ni la Grèce, ni Rome ne surent inventer ce système, ce qui limita le développement des mathématiques dans ces civilisations » ( Allègre 2014: 287).
Chacun voit bien à quelles complications nous exposent les chiffres romains. Par exemple : est-il facile d’effectuer l’opération suivante XII fois XXXII ?
Si je veux bien faire comprendre ce point qui porte sur les épaules étriquées de l’Occident, je dois dire un mot sur ce à quoi ressemble sa mathématique. C’est une mathématique qui a eu peur du zéro : les pythagoriciens ne voulaient pas en entendre parler.
« L’univers grec, créé par Pythagore, Aristote et Ptolémée, survécut à la fin de la civilisation grecque. Dans cet univers, il n’y a rien qui soit rien. Il n’y a pas de zéro. Pour cette raison, l’Occident ne put accepter le zéro pendant deux millénaires. Les conséquences en furent néfastes. L’absence du zéro ralentit les progrès en maths, étouffa les innovations en sciences… » (Seife Charles , Zéro, Paris, 2000, page 35).
Le Grec n’eut pas seulement une peur bleue du zéro, il nourrissait une méfiance inouïe des nombres irrationnels qu’ils appelaient alogoi (c’est-à-dire, qui n’ont aucun sens).
« Avec le zéro d’ailleurs, ils n’ont aucun nom pour le désigner. Certains veulent penser que c’est une erreur de voir dans le ‘o’ de notre zéro le omicron du mot grec ouden qui est à peu près l’équivalent de notre ‘rien’. Nous savons par ailleurs que le zéro n’est pas rien en mathématiques. Donc ni l’idée ni sa graphie ne sont grecques. Alors, posons-nous la question : comment faire des mathématiques sans le zéro ? Les Grecs ont surtout esquivé l’idée de l’infinité. Observons leur aversion contre le paradoxe de Zénon. Aristote, surtout, a abominé ce paradoxe : certains croient savoir que c’est à cause de son évocation bien crue de la notion d’infinité. Une mathématique sans infini, sans zéro, sans nombres irrationnels, quel bel édifice ! » (Mougnol 2007: 213).
Concluons sur le zéro en rappelant que le «zéro ne se fit jamais une place parmi les nombres dans l’Antiquité en Occident, il y a donc peu de chances que l’omicron soit le père de notre zéro» ( Allègre 2014: 300).
Les Grecs virent bien son utilité dans les calculs, mais ils le rejetèrent néanmoins :
« Ce n’est donc pas l’ignorance qui les conduisit à le rejeter. Ce fut la philosophie. Le zéro était en conflit avec les croyances philosophiques fondamentales, car deux des idées inhérentes au zéro étaient mortelles pour la doctrine occidentale. Ces concepts viendraient d’ailleurs à bout de la philosophie aristotélicienne, après son long règne. Ces idées dangereuses étaient le vide et l’infini » (Seife 2000: 52 – 53).
Certains secteurs lui ont échappé complètement
Il en est de même d’un domaine comme la trigonométrie qui ne s’impose pas en mathématiques grâce à la sagacité de l’Occident ! La postérité du génial Grec nommé Ptolémée continuait à s’embrouiller avec la méthode des cordes fondée sur des arcs de cercles, alors que les musulmans se surpassaient en proposant la formulation des six définitions basiques de la trigonométrie. Ils en arrivèrent à la construction de la procédure de leur utilisation dans le cadre de la résolution de problèmes en géométrie. L’avènement de la trigonométrie fit faire de grands bonds à la mathématique, à l’astronomie, à l’art des fortifications…
Les Européens bluffent encore le monde sur un autre point : ils sont les seuls à savoir faire des mathématiques sans nombres négatifs, les seuls ! Rappelons-nous le brave Blaise Pascal : il n’admettait pas certaines choses et était catégorique dans ses prises de position : « Pascal jugeait que 0 moins 4 était une opération idiote, et refusait l’emploi des nombres négatifs » (Allègre 2014: 300).
En effet, beaucoup d’Européens ne voulurent pas entendre parler de ces nombres pourtant étudiés par l’Orient. Mais soyons bon joueur : certains Occidentaux acceptèrent de jouer le jeu et jonglaient, avec aisance, avec les équations quadratiques, ces équations du genre x²-1 = 0. Mais Descartes n’en voulait pas du tout, puisqu’il abhorrait l’idée de devoir accepter les nombres négatifs comme racines d’équations ; il ne lui vint jamais à l’esprit d’étendre son système de coordonnées à de tels nombres. Il y a une explication à cet entêtement dogmatique : depuis son succès dans la conjugaison de l’algèbre avec la géométrie, et cela lui monta à la tête, il ne pouvait pas se départir du travers Européen de se contempler le nombril et de s’auto-glorifier !
Comme Descartes n’accordait aucune raison d’être à ces nombres négatifs, il ne pouvait souffrir de recourir à leurs racines carrées. Il perdit son sang-froid devant tout ce foutoir et dut attribuer à ces racines une appellation bizarrement méprisante : les nombres imaginaires. La réalité étant têtue, ce nom s’imposa : le symbole de la racine carrée de –1 est i (‘i’ pour imaginaire).
La présence de i parmi les nombres apporta beaucoup à l’algèbre : les polynômes sont désormais aisément ‘factorisables’, ce qui fait que, subitement, on peut se permettre de décomposer x² + 1 en (x – i)(x + i). Ce nombre i tout comme le zéro et l’infini donne l’impression de faire partie d’une parentèle : il est donc absurde qu’une longue tradition méprise, rejette ou ignore l’un en dédaignant les autres.
Parlant d’algèbre, demandons-nous qui est-ce qui donne le nom à la chose ? Celle-là même qui est devenue une branche des mathématiques telles que les savants la connaissent aujourd’hui ! J’écris son nom insolite, parce qu’il n’a rien d’européen : Muhammad ibn Musa al-Khuwarazmi. Le mot ‘algèbre’ est puisé au titre de son livre Kitab al-mukhasar fi hisab al-jabr wa’l muqabala. Les connaisseurs traduisent tout ceci ainsi : Eléments de calcul par transposition et réduction.
Conclusion
Clamer haut et fort que l’Europe est la matrice de la civilisation universelle, comme nous l’avons entendu avec les mathématiques, compte au nombre des impostures savantes qu’a abominées depuis toujours la Tradition philosophique. Mais rien n’a réussi à tempérer les ardeurs de ceux qui s’accrochent à cette idée farfelue qui, elle-même, tient du fait que cette civilisation universelle, scientiste, doit son statut hégémonique à la mathématique. Il faudrait au moins alors qu’un Occidental surgisse pour m’expliquer cette mathématique qui se fait sans le zéro, les nombres irrationnels, l’infini…!
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